Chronique des exploits des comtes de l'Anjou

 Prologue

 Puisque, je le crois, j’ai fait clairement connaître ce qu'il était nécessaire de savoir sur les rois des Francs, nécessaire pour le travail antérieur et spécialement pour celui  qui suit -  je vais  maintenant expliquer en détail, brièvement et de façon appropriée, « en quelques mots, du mieux que je peux », ce que j'ai découvert au sujet des Comtes d'Anjou écrit de façon désordonnée et dans un style assez frustre.

 La vie est courte, et nous devons « donner une longévité à la mémoire de ceux dont les vertus sont tenues pour remarquables et éternelles. » [1]

Puisque les prouesses militaires procèdent du summum des qualités spirituelles et physiques, on a pris l’habitude de transférer le gouvernement des cités antiques, des moins bons dirigeants, aux meilleurs.

Ainsi au temps de Charles le Chauve, quelques « hommes nouveaux », qui n’étaient pas nobles, mais plus enclins à de bons et honorables exploits que les nobles eux-mêmes, s’élevèrent à des positions éminentes. Ces hommes, que Charles voyait assoiffés de gloire martiale, se jetteraient il n'en doutait pas, dans le danger et la lutte avec le destin. [2] Car il y avait également en ce temps là des hommes d’ antique lignée, dotés de portraits [d’ancêtres] dont l’orgueil se nourrissait des exploits de leurs ascendants plutôt que de leurs propres faits d’armes. Quand on donnait à ces hommes-là, n'importe quel poste ou position importante, ils choisissaient des hommes du peuple et leur déléguaient les pouvoirs quand le roi leur ordonnait de donner des instructions à d'autres, ils cherchaient quelqu'un pour le faire à leur place. Ainsi, de tous ces nobles, seuls quelques uns étaient vraiment inféodés au Roi Charles. A ces « nouveaux hommes » il offrait avec bonté le butin des guerres, et des domaines à gagner à leurs risques et périls. Parmi eux il y avait Tertullus, d’où est née la lignée des comtes d'Anjou, un homme qui savait comment porter atteinte à l'ennemi, dormir à la dure, avoir faim, et souffrir été comme hiver, sans se plaindre, et qui ne craignait qu’une chose : que son nom ne soit sali...

En faisant tout cela, il s’est rendu noble, et avec lui toute sa lignée.

En ce qui concerne son père, je dirai ce qu’il faut. Je demande seulement au lecteur de me croire, et de ne pas penser que j'ai écrit des mensonges

 

De Tertullus

En Gaule armoricaine il y avait un certain Torquatius, dont les ancêtres avaient été jadis chassés d'Armorique par les Bretons sur ordre de l'empereur Maxime. Les Bretons lui avaient donné par erreur le nom de Tortulfus ignorants l'utilisation appropriée du vieux nom romain. Charles le chauve, l’année où il expulsa les Normands d'Anjou et du royaume tout entier, fit de cet homme le garde forestier de la forêt dite du « Nid de Merle ». Comme beaucoup de récits en témoignent, cette lignée vécut longtemps dans les forêts, en dépit de l'opposition des Bretons. Cet homme était un paysan qui avait grandi au pays de Redon [pagus Redonicus, une région du sud-ouest de la Bretagne]. Il y vivait de son habileté à la chasse et de l'abondance du gibier. Ces hommes là, comme on le dit, sont appelés « birgis », par les Bretons, alors que nous les Francs les appelons « chasseurs ». D'autres  pensent que cet homme vivait dans des villages avec les paysans de Redon. Laquelle de ces version est la bonne n'a pas beaucoup d’importance, puisque ceux qui relatent ces histoires ne sont pas contredits, et que personne ne s’étonne de leurs affirmations: en effet, on a souvent lu que des sénateurs qui travaillaient aux champs ont été appelés du jour au lendemain à devenir des empereurs. [3]

Chez cet homme, « simplement grand par la naissance, les armes de la vieillesse, à savoir la compétence et l'exercice des qualités, ont porté des fruit merveilleux, savoir qu’il avait bien mené sa vie et le souvenir de ses bonnes actions le rendait profondément heureux. » [4]

Ce Tertullus, que les généalogies antiques reconnaissent comme le premier géniteur [progénies] des Comtes de l'Anjou avait l'esprit vif, dominait son propre destin et les difficultés grâce à sa grandeur d’ esprit, et commença à désirer un meilleur destin pour lui-même, osant se battre pour l’ obtenir.

Au moment où Charles le chauve, fils de Louis et neveu de l'empereur Charlemagne, fut couronné roi, étant l’un de la triarchie, bien qu'il n'ait pas régné longtemps, le dit Tertullus, quittant les terres de son père, et, confiant en ses propres ressources, souhaitant et espérant se dépasser, vint des régions occidentales en France proprement dite porter les armes au côtés du roi.

C’est le moment où un grand nombre d'autres hommes, confiants en leur propre force, assoiffés de renommée et d’honneurs et espérant améliorer leur sort grâce à cette force, accoururent de  diverses régions, attirés par la munificence royale, et motivés par les opportunités de l'époque.

Alors que le Roi Charles, après de longues dissensions, après des guerres féroces contre ses propres frères, en sortait vainqueur et survivant, émule de la droiture et de la gloire de son grand-père, survivant de beaucoup de luttes, il n’était pas loin de combler le vide (c'est-à-dire d’exercer la royauté librement et sans obstacle) si la brièveté de la vie ne l’avait rattrapé: car il se hâtait de réparer, avec une sagesse et une bonté admirables, tous les maux qui s’étaient abattus sur le royaume et l’ état, pendant les luttes qui l’avaient opposé à ses frères.

Il avait détruit la tyrannie de Nominöe, pseudo-roi des Bretons, (depuis que celui-ci s’était violemment opposé à lui), et il avait été opposé en cela par la volonté de Dieu et de ses saints, spécialement par Saint Florent. Il avait déjoué les complots de beaucoup d'autres ennemis.

Car Dieu, glorieux et merveilleux grâce à ses saints, l’est encore plus quand il se sert d’eux pour instiller des merveilles.

Charles repoussa aussi les Normands hostiles, une hostilité avec laquelle ils avaient dévasté tout d’abord, puis violemment possédé, cette frange de la terre gauloise qui borde l'océan. Il mata leur violence, et réduit leur puissance à néant. A cause de cela, les soldats affluèrent de toutes parts : des hommes qu'il a choisis et aimés, qu'il a placé au-dessus de ceux qu’il honorait déjà, et qu’il l’ont glorifié proportionnellement à sa force et à sa fidélité.

Parmi ces hommes-là il a chéri Tertullus, dont nous parlons, aujourd’hui, lui a donné une épouse et une part du fief de Château - Landon, et une propriété composée de quelques autres terres, en Gâtinais et dans d'autres régions françaises.  Mais à ce moment là le roi, dont les projets étaient interrompus par la destruction de son royaume, avant que la paix et la reconstruction dont il avait rêvé [puisse être accomplie], selon la permission de Dieu, dans la main duquel repose toutes les puissances et tous les royaumes, le roi donc, fut enlevé au monde par une mort prématurée, apportant à la France des calamités qui dureraient longtemps.

Il laissait derrière lui un fils, héritier du royaume, appelé Louis, qui n’avait de son grand-père que le nom. [5] Il était inférieur en tout à son père et grand-père, et en vérité à tous ses ancêtres royaux, et menait une vie si inutile que son inertie lui a gagné le surnom de « Fainéant ». Pendant son misérable règne les Normands et quelques autres ennemis mauvais et tyranniques, ayant retrouvé leur force, et une méchanceté amplifiée, en usèrent pour longtemps dans une terre privée de son chef.

 Les Normands, ayant dépassé de beaucoup les limites de leur invasion et pillages précédents, dépeuplèrent la Neustrie et une grande partie de l’Aquitaine s’adonnant au vol, aux incendies criminels et au meurtre.

D’ Ingelger

A cette époque, Tertullus étant mort en France, son fils, Ingelger né sous le règne de Charles le Chauve, prit possession des terres de son père. Car Tertullus avait épousé une femme noble, une parente du duc de Bourgogne, appelée Pétronille, qui lui avait donné ce fils.

Celui-ci fut fait chevalier [milles] en présence du roi Louis.

Ce jeune homme était agile, et le meilleur des chevaliers, il égalait son père en force et même le surpassait. Il acquit beaucoup de domaines, et réalisa des exploits audacieux et téméraires.

 Dans sa jeunesse, quand une dame noble d’un certain age, -sa marraine- et un habitant du Gâtinais, furent faussement accusés d'adultère par les ennemis de la dame, qui voulaient (en prétextant son « crime ») la déposséder de ses biens, il défendit et libéra cette femme en attaquant résolument son accusateur. Cet acte là le fit aimer tendrement de toute sa famille, et de tous les nobles qui déploraient un tel affront envers une si noble dame. Ainsi ses terres se virent elles augmenter autour du château paternel de Chateau-Landon.

Le roi lui donna alors, la vicomté de la ville d'Orléans pour en percevoir les revenus. Plus tard, devenu le représentant du roi à Tours, il défendit vigoureusement la région contre les Normands. Deux nobles et prêtres de Tours, Adalaudus et Raino, deux frères de  noble naissance, citoyens d'Orléans, donnèrent à Ingelger, homme de devoir juste et avisé, leur nièce Aelindis comme épouse, elle reçut d’eux en dot leurs propres domaines avec la permission du roi et des nobles, biens qu’ils avaient  reçu en héritage légitime dans les environs de Tours et d’Orléans. Leur domaine héréditaire était à Amboise, une petite ville que jouxtaient les ruines d'un vieux château au sommet d’une colline. Celui-ci avait été détruit à l’époque par les Normands.

A la demande de ces prêtres, Louis fit reconstruire et fortifier le château pour Ingelgerius.

Ils obtinrent aussi pour lui, la moitié du comté de la ville d’Angers, parce qu'il y avait un autre comte en Anjou, de l’autre côté de la Mayenne. Mais chaque partie de ce territoire, souffrant les attaques tantôt des Normands, tantôt des Bretons, avait été réduite à une grande terre en friche, autour de la ville. Comme le roi et les deux évêques, et les autres prêtres de France sommés par le roi de mettre une garnison dans la ville, n’en pouvaient plus de défendre Angers, Ingelger, en la force duquel ils croyaient, prit les armes contre les pillards afin de défendre la ville et sa région. Il fut fait Comte. Il ne fit rien de moins que ce qui avait été espéré de lui, mena beaucoup de guerres et remporta de grandes victoires sur l'ennemi.

Pendant longtemps, tant qu’ il vécut, il contint les ardeurs de ceux qui voulaient agrandir leurs terres, et restaura la paix en Anjou, excepté dans la région d’outre - Mayenne. Il confia Amboise à Robert, fils de Haimo, un homme puissant qui lui était fidèle. Cet homme possédait une partie de la forteresse par droit héréditaire, et devint l’homme lige d'Ingelger.

A cette époque Ingelger mourut, et son fils Foulques, surnommé le Rouge, lui succéda. Il accomplit des exploits qui étaient à l'image de ceux de son père, et même plus grands encore, contre leurs ennemis.

De Foulques le Roux

A la mort de son père, au temps du Roi Louis le Fainéant, le duc Hugues de Bourgogne fut nommé et choisi par le conseil commun des Francs pour être le gardien de Charles, fils de Louis. Celui-ci était toujours en tutelle et incapable de régner sur le royaume, et Louis lui-même  était affaibli par maladie.

 Hugues était parent du garçon du côté de sa mère, comme l’histoire le dit. Cet Hugues, un homme remarquable tant par sa piété que ses qualités, était plus doué pour cette tutelle que le prince précédent ne l’avait été, et désirait et s’acquitter de ce devoir pour la libération de son pays. : Si sa vie avait été assez longue pour cela, il est certain qu’il l’aurait fait.

Après avoir pris avec une ferveur et une  fidélité toutes chrétiennes le pouvoir que lui conférait sa fonction d’abbé[6], mais auquel plus tard ses successeurs ont donné le titre plus arrogant de « duché, » ce prince reçut pour son travail une part des domaines royaux en récompense. Ce sont les évêques et les nobles du royaume tout entier, qui lui donnèrent la Neustrie avec le consentement du jeune Roi Charles.

Ce nom (de Neustrie) comportait toutes les terres entre la Loire et la Seine, de la région comprise entre Paris et Orléans jusqu’à l'Océan.

Quand ce territoire lui fut donné tout entier, avec ses villes et ses comtés, ses abbayes et ses châteaux, il ne manquait que les diocèses, - possessions royales -, il désira renforcer l'ardeur de ses Comtes et des autres chefs pour la défense du pays.

C’est pour cela qu’il les combla d’honneurs et de récompenses.

Alors Hugues octroya la totalité du comté d'Anjou, qui était jusque là bipartite, à Foulques le Roux, dont il était parent par sa grand-mère, raconte-t-on.

On lui accorda aussi les monastères de Saint - Aubin et Saint - Lézin, autrefois possessions royales. Tout cela lui fut donné par Charles le Simple, fils de Louis le Fainéant le bègue. [Un long passage  suit dans lequel Foulques le Roux est décrit en termes tirés du travail de Salluste sur Catilina.]

Foulques alors prit alors une épouse noble du comté de Tours, nommée Roscilla, fille de Warnerius. Celui-ci possédait trois châteaux en Touraine, Loches, Villentras et La Haye. Deux d’entre eux furent ensuite acquis par Foulques de manière assez frauduleuse.

Warnerius, dont Foulques avait épousé la fille, était le fils d'Adelaudus, l'homme à qui Charles le chauve avait donné Loches. [...]

Foulques vécut longtemps et vit ses fils devenir adultes : l'un d'eux, appelé Guy, qui avait été nommé évêque de Soissons par Hugues l’Abbé, fit des choses singulières, mais surtout un exploit particulièrement noble et exceptionnel. Quand Charles le simple, fils survivant de Louis le Fainéant, fut capturé par les Normands,  Guy s'offrit en otage à sa place, et le fit libérer de son emprisonnement. [7]

Foulques le Roux avait un autre fils, appelé Ingelger, jeune homme fort et martial. [ici se place la description d’Ingelger tirée du travail de Salluste sur Jugurtha].

Résistant aux Normands il livra d'excellentes batailles ; mais fut capturé et tué par ses ennemis, perdant ainsi la lumière de sa jeunesse.

Foulques le Roux avait un troisième fils, plus jeune que les autres, dont nous parlerons plus tard.

Alors Foulques le Roux, ayant atteint la vieillesse, les pillages des Normands s’étant un peu calmés, sentant la mort approcher (car sa vue faiblissait), fut soudainement pris de remords d’avoir consumé sa vie en excès (car on dit qu’il avait été faible devant la luxure et la convoitise).

 Au seigneur Hervé, évêque d’Angers, un homme très pieux, et qui craignait Dieu, il demanda le pardon de ses péchés, pour son rachat il légua toute sa fortune aux pauvres, et donna en aumônes perpétuelles aux monastères de Saint - Aubin et Saint - Lézin, où vivaient des ecclésiastiques à cette époque là, l'excellent domaine de Chiriacum, situé près de la Loire [929-930].

Le clergé de Saint Martin [d’Angers], après cette donation, reçut un sixième des revenus du domaine par les deux autres congrégations.

 

De Foulques dit « le bon »

 A la mort de Foulques le Roux, un autre Foulques, son plus jeune fils, surnommé « le bon, » lui succéda. L’histoire dit que Foulques le Roux eut trois fils : l’évêque Gui, Ingelger et ce Foulques. Il était d'un tempérament paisible, calme et doux. Que les meilleurs des hommes préféraient louer ses propres exploits que de réciter ceux des autres: il a cultivé son bon caractère dans la paix et dans la guerre : un sens de la justice, de la concorde, et de l’absence d’avarice l'a distingué. [8] Il n'a fait aucune guerre, parce qu’à cette époque la paix avait été déjà faite avec les Normands.

Une fois que leur duc Rollon fut baptisé avec tous ses hommes, le duc Hugues et le roi de France leur ont accordé la terre qu'ils avaient conquise à ce moment là. Une fois que les Normands eurent juré de servir la France et de rester en paix,  Rollon, ayant été fait chrétien et catholique, prit pour épouse Gilla, la fille de Charles le Simple, et commença à appeler sa terre la Normandie.

En outre, les Bretons furent assujettis à ces Normands par ordre du roi et du duc. [9] Ces Bretons, à cause des trahisons qu’ils avaient commises précédemment, étaient si opprimés par les Normands qu'ils ne pouvaient faire aucune de leurs attaques et incursions habituelles contre leurs voisins, les peuples d'Anjou, du Poitou, et du Maine.

A cette époque là, Foulques le second, émule de la bonté, vivait en paix, absorbé dans ses études ecclésiastiques de piété et de religion. Il donnait libéralement à l'église de ses propres deniers, car il tenait en haute estime et honorait grandement l'église de Dieu. Il avait une vénération spéciale pour l'église de Saint Martin.

Il fut inscrit au collège des frères du monastère de Saint Martin de Tours, et s’honora d’y être connu comme une référence. Le jour de la fête du Saint il se tenait dans le choeur avec les prêtres, chantant, en habit clérical, suivant leur règle. A l’occasion quand il se trouvait célébrer un certaines fêtes annuelles, il donnait en offrande un riche choix d'articles liturgiques. Il logeait avec les plus humbles des prêtres, et faisait toujours attention à ce que la maison où il résidait fut rendue belle par un splendide étalage d’ornements.

Son idée était qu’après son départ, son hôte, précédemment de moyens modestes, serait enrichi par ce qu’il laissait derrière lui. Il est réputé pour avoir fait ceci plus d’une fois. Toutes les fois qu'il était en vue du monastère, venant de Tours, il mettait pied à terre immédiatement et priait fidèlement, prosterné sur le sol, se rappelant à quel point il avait de la chance de bénéficier de l'intercession du Saint.

Ainsi, dans cette période de paix, accordée par la bénédiction divine, ainsi que dit au-dessus, au pays d'Anjou le Comte travaillait aussi dur qu’il pouvait à réparer les églises, la ville et le territoire. Il veillait à l'amélioration du bétail et de la culture et, désirant également inciter d'autres par son exemple, il compensa les manques de périodes anciennes, que la guerre constante avait aggravées, par une grande abondance des fruits de la terre. À ce moment-là, beaucoup parmi les pays étrangers et les provinces qui s'étendent tout près immigrèrent dans ce pays pour y vivre, en raison de la nature compatissante du prince et de la générosité de la terre. Car cette terre, parce qu'elle fut longtemps en jachère et sans semailles ni récolte, était devenue plus riche resplendissante de fertilité, et dispensait ses fruits et ses bienfaits de toutes sortes. Cette terre était recouverte en de nombreux endroits par l'extension des forêts. Les nouveaux colons coupèrent ces forêts, employèrent les terres défrichées, et la terre les récompensa ainsi avec un travail facilité.

De Geoffroy Grisegonelle

Foulques le pieux a eu trois fils, dont le plus vieux, Geoffroy, régna comme comte. Un autre, Gui, était évêque du Puy. Le plus jeune, Drogo, était le bien-aimé de Foulques, qui l'avait engendré dans sa vieillesse ; il fut formé dans les lettres et les arts libéraux, et a succéda à son frère Guido comme évêque du Puy, avec la bénédiction du Roi Hugues. Le comte Geoffroy, formé à la chevalerie à la française, un homme plein de vigueur martiale dans le bras et la stature, se montra exceptionnel au cours de nombreuses expéditions. Il brilla spécialement par sa sérénité, et sa miséricorde ; il cultiva une certaine générosité, s'opposa violemment à ses ennemis, et protégea son peuple avec vigueur, cela caractérisant le meilleur des princes. En raison de son mérite exceptionnel et singulier, le roi fit de lui et de ses héritiers ses porteurs d’étendard dans la bataille et les porteurs de calice du couronnement royal ; le comte, portant le surnom de Grisegonelle, gagna les récompenses les plus élevées grâce à sa droiture.

A cette époque[10]  le Danois Huasten pilla les régions côtières de la Gaule trois années durant, et rejoignit finalement ses frères Edouard et Hilduin, qui étaient des comtes de Flandre, avec quinze mille Danois et Saxons, ayant avec lui Hethelulf, un homme de grandes taille et force, appelé Hautuin dans la langue française. Les Danois et les Suèves ravagèrent les terres des Francs, et mirent à mal les villes et les châteaux avec leurs pillages et leurs incendies. Quand, par le feu et l’épée, aidés par le Flamand, ils eurent dévasté presque toutes les terres dépeuplées en bordure de la Flandre où les Francs vivaient, ils décidèrent d’investir Paris et d’y semer la terreur. Ils s’installèrent alors dans la belle et plaisante vallée de Montmorency, confisquant le château et le fortifiant, et décidèrent de rester un moment dans la région de Paris. Sans crainte de leur audace, le roi ordonna à ses nobles de se rassembler à Paris pour la Pentecôte, voyant qu'il n'avait pas les moyens de combattre, puisque les Francs qui s’y étaient réfugiés n'avaient pas tenté une sortie. Jour après jour Hethelulf le Danois narguait l’armée des Francs, et vint défier comme un autre Goliath, proposant un combat singulier avec un des Francs. Il vainquit ainsi et tua beaucoup de chevaliers Francs parmi les plus valeureux. Le roi, contrarié, interdit à chacun de s’y essayer.

Geoffroy Comte d'Anjou, quand le messager royal lui transmit l’ordre de venir à la cour du Roi pour La Pentecôte, prit ses dispositions pour la défense de Château - Landon,  et arriva à Orléans quelques jours avant l'Ascension. Quand il entendit parler de la force et de la cruauté du Danois, magnanime, il cacha sa colère, et commanda à ses hommes d’aller l'attendre à Château - Landon. Gardant un simple chevalier et deux écuyers avec lui, il quitta ses hommes en catimini et s’en alla à Étampes, demandant le secret à ses compagnons. Le jour suivant le Comte voyagea incognito. Il s'en alla au château de Saint - Germain, près de Paris, et ordonna au meunier qui veillait sur les moulins de la Seine de lui procurer à ses frais à lui, un bateau convenable. Souhaitant rester caché, le Comte passa la nuit dans la maison du meunier. Au matin, avec son simple chevalier et son destrier, il traversa la Seine en compagnie de deux meuniers. Quand il vit et entendit le Danois, le Comte grogna, enfourcha son cheval et, laissant ses amis dans le bateau, alla seul affronter le Danois sur le champ. Celui-ci vint à lui, éperonnant sa monture. Le Comte le frappa à la poitrine, la lance transperçant son armure, et ainsi le terrassa. Le Comte était indemne, mais le Danois, dont le bouclier et le plastron étaient fendus, et dont la lance était cassée, retira le fer logé dans son côté gauche et frappa le cheval du Comte à la patte arrière. Le Comte, voyant le Danois gémir et lutter pour se lever, l’œil furieux et plein de menace, leva son épée et lui coupa la tête, tel un autre David. Il remonta alors à cheval et reprit le bateau avec la tête de son ennemi. De l'autre côté du fleuve, le Comte expédia la tête à [Paris]. Il retourna secrètement à Chateau-Landon, commandant à chacun le long du chemin de ne pas révéler qui il était.

La scène avait eu de nombreux témoins depuis les clochers [de Paris] et les meurtrières des remparts, et bien qu'ils ne sachent pas de qui il s’agissait, ils enviaient sa bonne fortune. Les parisiens, cependant se réjouissaient, remerciaient le Christ et s’égaillaient hors des murs de la ville. Le porteur de la tête entra alors en ville et, en présence du roi, jura qu'il ne connaissait pas l'identité du chevalier, et qu'il ne l'avait jamais vu. Mais, s'il devait le revoir, il était sûr qu'il l'identifierait. Le roi, pensif, resta silencieux.

 Les Danois, affligés et en grande colère, assaillirent violemment les Francs et multiplièrent leurs attaques. Ils laissèrent Montmorency pillé et en flammes, et ravagèrent tout, de Senlis et Soissons jusqu'à Laon. Au jour fixé les princes qui avaient été convoqués, à savoir les Ducs, les Comtes et les notables de haute naissance de toute la France, tous réputés pour leurs talents, se rassemblèrent dans le hall royal. Le Comte Geoffroy d'Anjou, enveloppé dans une tunique de ce tissu que les français appellent griset[11], et nous Angevins une bure, s’assit parmi les princes. A ce moment le meunier, qui avait été appelé à cette fin par le roi, reconnut Geoffroy au moment où il croisa son regard et, avec la permission du roi, s’approcha joyeusement du Comte. S’agenouillant et saisissant la tunique du Comte, il dit au roi et aux autres, « cet homme, dans cette grise gonelle, a terrassé le Danois, a lavé la honte des Francs, et semé la terreur chez les ennemis. » Le roi proclama qu'après cela il serait surnommé Geoffroy Grisegonelle, et l'assemblée entière approuva.

 C’est alors que des messagers apparurent soudainement, annonçant que les Danois avaient établi leur campement dans la vallée de Soissons, rejoints par d’innombrables chevaliers flamands, leur duché étant très peuplé. A cette nouvelle, le roi s’adressa à sa cour :: « Vous voyez, valeureux nobles, que je ne peux pas évoquer sans chagrin les malheurs qui accablent le peuple Franc. Et que dire aux manants, quand bon nombre d'entre vous, issus de nobles lignées, souffrent de la faim, et que le fléau Danois ruine vos efforts? Vos champs, peuvent rarement être labourés. Ne nous laissons pas, je vous le demande, dévaloriser par négligence. Race intraitable ! Peuple invaincu ! N’ayez pas peur. La situation ne peut être pire, la bataille est féroce, l'ennemi est nombreux et proche. A l’attaque, valeureux chevaliers ! L'heure de la bataille a sonné ! Le moment est venu de prouver votre force guerrière et la valeur de vos ancêtres. Assez de paroles ! Que chacun se recueille ! » Les méditèrent les paroles du roi. Certains répondirent : « Nous ne pouvons livrer bataille maintenant, faisons une trêve, et livrons bataille plus tard quand nous aurons reconstitué nos forces. » Mais Geoffroy Grisegonelle, intervint : « Vous, les Comtes valeureux, vous qui êtes la fleur de la France victorieuse, l'honneur et le miroir des chevaliers guerriers, combattez pour vous mêmes, et recommandez votre âme à vos frères. Allons-nous laisser le peuple, qui s'en est remis à nous et au roi, périr impunément? Je vois que vous êtes tous unis, Dieu soit-loué, et qu'il n'y a pas de désaccord entre nous. Quelle différence y a-t-il entre le seigneur et le serf, le noble et l'homme du peuple, le riche et le pauvre, le chevalier et le fantassin, si nous qui en avons la garde, ne les protégeons pas? Si les Danois doivent nous dominer impunément, je préfère la mort. Mourir sans gloire nous ramène au rang de bête stupide. Tout votre être devrait réclamer la bataille, parce qu’elle est nécessaire au bien commun. C'est ce que je vous suggère, et vous demande expressément. Je vous en conjure : ne mourons pas comme des paresseux ou des imbéciles, dans le déshonneur et l’infamie face à tous les peuples. »

 À ces mots ils montèrent à l’attaque, non sans grande douleur de la part de leurs proches. Les uns et les autres firent leurs adieux en larmes. Ils entrèrent alors dans la vallée de Soissons, belle dans son uniformité, et là, chacun disposa ses troupes. Les chefs discutèrent de la bataille, et en ceci firent confiance à l'Angevin Geoffroy. « Bien, » dit Geoffroy, « chacun d’entre vous va rassembler ses hommes, et avancera ses troupes au signal. Alors, que chacun combatte là où c’est nécessaire, avec lances et épées, et se rappelle des exploits de nos pères. » Placés sur six rangs: cinq attaquèrent, soutinrent le choc de la bataille en un combat féroce. Le roi vint ensuite, avec ses propres troupes, pour voir l’avancement de la bataille, donner de l'aide, et pour reprendre la main si les Danois dominaient.

 Les trompettes éclataient, les cornes meuglaient, de grandes clameurs résonnaient de chaque côté; bouclier contre bouclier, combattant contre combattant; une fois les lances brisées, les épées elles-mêmes étaient ébréchées et entaillées. Les rangs des Danois et des Flamands dans le corps à corps, débordaient les Français et ceux-ci commençaient à refluer. Ils ne pouvaient plus résister aux vagues de tant de nations, et, chancelant, commencèrent à battre en retraite. Si grand était le vacarme du nuage de projectiles que le ciel devenait sombre. Le roi se mit à gémir : il regarda autour de lui, comme doué de seconde vue, et dit « O Christ, viens à l'aide de tes Francs ! » et à Geoffroy, qui portait l’étendard du roi, il envoya un messager : « Geoffroy, sautez sur votre rapide coursier et venez en aide aux Francs qui défaillent. Je vous en conjure, par vos ancêtres, ne laissez pas souiller la réputation des Francs. » Geoffroy, protégé par la sainte croix et entouré de sa suite, prit rapidement place au sein des armées, et fut bientôt opposé à un des plus courageux parmi les chevaliers danois. Geoffroy provoquait les païens, en faisant danser les pennons de l’étendard royal à la face des Danois, et en les effrayant par son formidable cri de guerre. Devancés par leur « centurion en chef »,[12] les Francs, reprenant courage, se ruèrent sauvagement sur les Danois, l’arme au poing. Il y eut de grands chocs d’armures et d’épées, et des étincelles sur les heaumes d’airain. Les blessures succédaient aux blessures et le champ de bataille était rouge de sang. Vous auriez vu les intestins pendants, les têtes coupées, et les corps démembrés de tous les côtés. Les Danois furent soudain saisis de terreur, leurs rangs flanchèrent, et ils prirent la fuite. Les Francs les poursuivirent, les abattant, les tuant, les foulant aux pieds. Beaucoup de chevaliers et fantassins moururent, et les corps de leurs chefs furent retrouvés par la suite, au milieu de ceux de cinq mille de leurs hommes. Ayant remporté une grande victoire, les Francs retournèrent joyeusement vers leurs peuples, apportant avec eux beaucoup de chevaux capturés et le butin de la bataille. Il y eut alors de grandes réjouissances en France, et chacun remercia Dieu.

A ce moment ce fut en Allemagne qu'une nouvelle guerre surgit. Un certain teuton de Souabe, appelé Edelthed, qui était un descendant de Faramond et de Clovis, revendiquait la couronne des Francs par droit héréditaire. Avec l'aide d'Otto, roi d'Italie, il a attaqua la Lotharingie et le nord de la France. Il se plaignait publiquement des accords que le Roi Hugues avait conclus en présence d'Henry, duc de Lotharingie, de Richard de Normandie, et de Geoffroy d'Anjou, et prétendait que Hugues devait lui abandonner le royaume des Francs. Edelthed estimait que le Roi Hugues devait au moins lui donner la conduite de la France, puisque Hugues l'avait déjà assumée par le passé. Il prétendait que le reste des princes et plusieurs des notables militaient en faveur de ceci. Comme les autres hésitaient, Geoffroy Grisegonelle se leva et dit : … « je ne reconnais pas vos prétentions au trône. Je nie que le roi, ou moi-même ou mes collègues vous aient prêté allégeance. » Bertold, frère du duc de Saxe, un homme accompli, offrit de combattre au nom du Teuton, et dit « laissons nos pairs et égaux juger qui est le meilleur, car ceci est un conflit qui ne peut pas être apaisé. » Les hommes de chaque parti furent rassemblés, et  entendirent les plaintes de chaque camp. Un messager fut envoyé à chaque partie qui répondit aux juges en attente : « nous avons convenu entre nous que le vainqueur tiendra le royaume en paix, l'autre quittera le royaume et vivra sa vie également en paix. » L’accord se fit et fut mis par écrit de la main de l'évêque.

La reine, de la famille de Geoffroy d'Anjou, lui envoya une partie de la ceinture de Marie la vierge bénie, qu'elle avait en sa chapelle, une relique que Charles le Chauve avait rapportée de Byzance. Elle lui commanda de l'attacher autour de son cou, et l’assura qu’elle lui apporterait la victoire. Geoffroy partit au combat, animé d’une foi encore plus grande. Berthold était un homme d'une telle force et pugnacité qu'on ne croyait pas que quelqu’un oserait l’affronter. Il dit : « laissons le venir. Je l'étoufferai comme un chiot misérable. » La bataille eut lieu, et le combat fit violemment rage. Ni l'un ni l'autre ne tombèrent au premier assaut, mais Berthold fut gravement blessé par le comte entre les omoplates, alors qu’il faisait tourner son cheval. Son sang coulait fort. Tous deux combattaient violemment et implacablement, leurs haumes d'airain résonnaient en  écho, et aucun ne faisait quartier. Berthold tomba de son cheval, et fut sur pied immédiatement. Le Comte, plein d'ardeur, mit aussi pied à terre. Vous auriez vu leurs corps trempés de sang et sueur, mains contre mains, pieds contre pieds, corps contre corps. A la fin le plastron de Bertold était fendu et ses entrailles répandues, et Geoffroy Grisegonelle, ce puissant guerrier, était victorieux. Les Francs remercièrent le Christ, tinrent une célébration solennelle et louèrent Dieu. Les Teutons et leur duc Edelthed retournèrent sur leurs terres dans la confusion. Geoffroy sollicita la permission du roi et de la reine de retourner sur ses propres terres. La ceinture lui fut donnée, comme il le méritait, et il la fit placer dans l'église de la Vierge Marie à Loches, où il installa des prêtres et dota richement l'église de ses propres deniers. Après ces évènements, l'ennemi vaincu et repoussé grâce à Dieu, Geoffroy vécut de longues années et régna sur ses terres dans la paix. [Vers 987]. Personne n’osa murmurer un mot contre lui. Il engendra de nombreux fils, dont le plus jeune, appelé Maurice, survécut aux autres tandis que leur père était encore vivant.

Du Comte Maurice

 Maurice, fils de Geoffroy Grisegonelle, un homme bon, prudent et honnête, un amoureux de la paix, a régné sur son Comté davantage par la sagesse que par le fer. Il professait que la compétence et la vertu donnent les meilleurs fruits quand elles sont celles des amis proches. Pour cette raison il se montra généreux avec sa famille et ses vrais amis, générosité au sujet de laquelle Cicéron indique que[13] le bénéficiaire doit s’en souvenir, et le donateur ne doit pas l’évoquer.

Maurice a affirmé que les gens haut placés doivent parfois savoir se mettre au niveau de leurs amis moins fortunés, et que les subordonnés ne devraient pas s'affliger d’être surpassés par d’autres hommes dans la compétence, la fortune ou la dignité. Pour ces raisons il a promu plusieurs de ses hommes et leur a conféré les honneurs les plus élevés. [Un passage décrivant Maurice dans les termes d'un texte antique suit ici].

Il prit pour épouse une fille de la campagne d'A., la fille du Comte Haimo de Saintonge, nièce du Comte Raymond de Poitou ; c’est de cette femme que Foulques Nerra est né.[14]

Une certaine canaille, pleine de perfidie et de méchanceté, Landric de Dun(?), qui avait couvé de nombreux complots contre le Comté d'Anjou, s’opposa à Maurice en assaillant injustement et avec beaucoup d’efforts, les hommes liges du Comte dans Loches et Amboise. Le Comte Geoffroy, le père de Maurice, avait légué Amboise à ce Landric, et lui avait également donné une forteresse dans la partie méridionale de Châteauneuf. Cet homme ingrat a rendu à Maurice les bontés que Geoffroy avait eu pour lui, au mépris de Dieu, méfait pour bienfait. Il a pensé qu'il pourrait prendre Amboise au Comte, suivant les conseils d'Odo de Champagne, qui a tenu Blois, Tours, Chartres, Bria, et Champagne, avec la ville de Troyes, toute le chemin jusqu'à la Lotharingie.

Descendant par Tours et Langeais, il assiégea Valeia, avec l'aide de Gelduin de Saumur, qui tenait Saumur, Ucceum, et beaucoup d'autres possessions dans les environs de Tours et de Blois, dans le fief de l'Odo en question. Deux frères, Archambaud de Buscenschaicus et de Supplicius le trésorier de Saint Martin, s’opposèrent à Landric. Ils avaient tous les deux la confiance du Comte, et détenaient une part des droits sur le fort d'Amboise par héritage. Ils avaient une maison fortifiée à Amboise, dans un endroit où le trésorier, après la mort de son frère, avait construit une forteresse en pierre.

Celui - ci attaqua souvent Landric et ses alliés de cette place forte et cela au nom du Comte. Maurice fut atteint par une grave maladie, et s’adressa ainsi à son fils Foulques, déjà grand et déjà chevalier accompli, en ces termes : « Mon fils, aucune maison, si elle a beaucoup d'amis ne peut être dite minuscule. Je t’invite à tenir pour chers tous ceux qui nous ont été fidèles à tous les deux, de crainte qu'autrement les mauvais échappent à leur punition. Le mal est toujours jaloux du bien. Comme le dit Sénèque, il est plus facile au pauvre d’échapper au mépris qu'au riche d’échapper à l'envie: qui épargne les mauvais nuit aux bons.[15] Je vois que tu as, Dieu merci, hérité de la droiture de tes ancêtres. De ceci je me réjouis, et t’ordonne de sauvegarder nos richesses, et ton frère. » Avec ces mots cet homme distingué plia devant la nature [et mourut].

De Foulques Nerra

Foulques Nerra… un jeune homme de belle carrure, commença à défendre le Comté contre ses nombreux ennemis. De nouvelles guerres se déclaraient sans cesse, venant de nulle part, contre le nouveau prince. À la demande de Landric le fourbe, Odo de Champagne et Gelduin de Saumur essayèrent de chasser Foulques de Tours, pensant qu’ainsi ils pourraient arracher Amboise et Loches au Comte.

Les évènements d’alors leur avaient suggéré ce plan, car Supplicius le trésorier, à cause de la mort récente de son frère, dirigeait seul Amboise, dont il était responsable uniquement envers le Comte. Et notre sage héros, Foulques, ne remit pas à plus tard son engagement et s’exposa au danger pour punir l'ennemi.

Quand il eut rassemblé autant de soldats qu'il pouvait, il investit bravement la terre de ses ennemis, et, au delà de Blois, arriva à Châteaudun. Les habitants du château, ceints des emblèmes de la chevalerie et protégés par leurs armures, se constituèrent en garnison ; et se rassemblant rapidement attaquèrent Foulques et ses hommes. Les Angevins résistèrent à leurs attaques jusqu’au soir. Ils essayèrent de se retirer, mais ce fut impossible, car les hommes de Châteaudun pressaient dans le dos des « fuyards ». Les hommes du Comte, ne  pouvant plus longtemps, ni se battre ni mettre leurs ennemis en fuite, essayèrent de se rassembler et de reprendre le combat. Les hommes d'Amboise avaient été envoyés en avant, les Angevins les encerclèrent totalement et les défirent.

 L’armée de Châteaudun prit peur et, se dispersa, essayant de fuir. Le Comte, combattant dans son propre château les mit en fuite. Beaucoup de bourgeois furent pris, d'autres passés par l'épée. Ils se reposèrent là pour la nuit. Vingt chevaliers étaient captifs, attachés avec les autres prisonniers, sous bonne garde. Le lendemain, les vainqueurs pillèrent la région, causant bien du tort aux serfs. Heureux de leur victoire, ils sont retournèrent à Amboise au bout de trois jours.

 À Amboise le Comte assiégea la maison de Landric ; ses hommes rassemblés cernèrent le bâtiment avec tant de fougue que les assiégés abandonnèrent vite tout espoir de résistance. Sachant ils ne pourraient pas tenir, ni éviter la punition et la mort qu'ils méritaient s’ils étaient pris, ils commencèrent à négocier envoyant des messagers dire qu’ils abandonneraient la maison, si le Comte épargnait leurs vies. Un conseil se tint, et il sembla à tous que, sans risque pour eux les assiégeants, un grand danger pouvait être évité. Ainsi accorda - t- on la vie aux assiégés et la maison, une fois entre les mains des Angevins, fut complètement détruite. Landric et ses hommes furent chassés du château. Alors Foulques, traversant la Loire, se dirigea vers une maison, un asile sûr, alors appelé Caramantus, maintenant villa Moranni. De là il est investit Valeia, passant par Semblenchiacum, un autre endroit sûr, et par les terres de son vassal et ami Hugues d'Alvia, seigneur d’un château appelé Castellum et également de Saint - Christophe ; descendit vers l'Anjou, au grand déplaisir des citoyens de Tours. Il  prit Mirebeau et Loudun, puis Chinon, qui appartenait à Odo, et enfin Saumur et Montsoreau ; De là il s’attaqua aux hommes de L'Isle-Bouchard, et revint vers Loches traversant la terre de Guenon, qui appartenait au seigneur Noaster.

Alors Foulques, son travail accompli, installa un guerrier belliqueux, Lisois de Basogerio (Baugé ?), neveu du vicomte de Sainte - Suzanne, à Loches et Amboise, et ordonna aux chevaliers, des plus grands aux plus petits, de lui obéir. Cet homme avait des frères, des parents par alliance, des relations qui restèrent avec lui de leur plein gré. Car celui qui, comme le dit Boethius, « qui abandonne un titre bien établi, n'aura pas une fin heureuse.  » [16]

Conan, Comte de Bretagne, désirait surpasser les exploits de Foulques, [17] ne montrait que mépris pour celui-ci, et fort de ses quatre fils, ne cessait de ravager les frontières de l'Anjou. Il y avait une rivière, la Mayenne, qui n’est pas la dernière des rivières de l'ouest, et arrosait gentiment l'Anjou de ses eaux, qu'un pont de pierre enserrait, prêt à souffrir les eaux hivernales.[18] Conan et ses fils voulaient que leurs domaines s’étendent jusqu’à cette rivière. Quand Conan sut que Foulques avait quitté l'Anjou, il partit à la cour royale d’Orléans ; ordonnant à ses fils de partir en hâte vers l’Anjou et de chercher des terres plus clémentes.

Quand ses fils apprirent que Foulques n’était pas là, ils furent fous de joie, sûr qu’ils l’emporteraient sur les Angevins, qu'ils croyaient peu nombreux et sans armes.

Tandis que les Comtes attendaient le roi à Orléans, Foulques se retira dans une maison pour se reposer. Conan arriva à son tour dans cette même maison, (et seul un mur les séparait), et avertit ses hommes que dans quatre jours ses fils seraient aux portes d’Angers, et détruiraient tout devant eux.

Quand Foulques entendit cela il sortit en hâte et se précipita au secours des Angevins, prétextant qu’il partait pour Château-Landon.

Il chevaucha jour et nuit, changeant de cheval sans arrêt. Quand il rencontrait des hommes à lui, il leur ordonnait de le suivre. Au soir du second jour, il est entra secrètement en Anjou, et rassembla des chevaliers et des hommes de troupe hors de la ville. Au jour prévu, les Bretons se ruèrent aux portes d’Angers. Foulques et ses hommes sortirent de leur retraite, poursuivirent les attaquants, en tuèrent quelques uns et pourchassèrent les autres, qu'ils avaient contraints à fuir. Quand les Bretons réalisèrent que le Comte était revenu, ils n’eurent plus le courage de résister. Chacun se mit à fuir au plus vite. Deux des fils de Conan moururent dans la bataille, et un nombre considérable de fantassins ; les deux autres fils furent capturés, avec beaucoup de chevaliers, des barons et des fantassins. Foulques repartit tout de suite à la cour royale d’Orléans, et, le jour où le roi arriva, lui et un de ses chevaliers, montant le cheval pommelé du fils aîné de Conan, mirent pied à terre devant la cour.

Les Bretons demandèrent où on avait trouvé le cheval: la vérité éclata, et l’on prévint Conan. Alors Conan se lamenta et pleura devant le roi, et demanda la paix aux évêques, avec l'intervention du Roi Robert, et de Richard, duc des Normands (qui avait épousé Judith, fille de Conan), la paix fut faite. Le fils le plus âgé de Conan, Alain, ainsi que son frère furent rachetés. Tous les captifs furent libérés contre rançon, et Foulques prit possession en paix le Comté d’outre Mayenne.

De sa femme, Foulques avait eu deux enfants, Geoffroy Martel et une fille appelée Adela.  Craignant Dieu, Foulques, partit à Rome en  pèlerinage, où il reçut des bénédictions et une lettre papale, puis pour Jérusalem, qui à cette époque était aux mains des infidèles. Quand il arriva à Constantinople il a rencontra Robert, duc de Normandie, qui faisait le même voyage.  Marié à Judith fille de Conan, Robert avait eu deux fils, Richard et Robert. Richard, l’ainé, avait été empoisonné par son frère Robert. Celui-ci, pour son crime envers Dieu, entreprit pieds nus le voyage, alors qu’il était Duc depuis sept ans. Auparavant il avait eu d’une concubine, Guillaume, le vaillant homme qui conquit l'Angleterre, dit Guillaume le Conquérant.

Quand Foulques trouva Robert et se joignit à lui, il apportait à l'empereur la lettre du Pape. Tous sur l'ordre de l'empereur, furent menés à travers les terres des Sarrazins par les hommes d'Antioche, qui par chance se trouvaient là. Robert mourut pendant le voyage vers la Bithynie. Foulques arriva à Jérusalem avec un sauf-conduit. Il ne put pas franchir les portes de la cité, où les pèlerins devaient laisser tout leur argent s’ils voulaient entrer. Quand il eut payé pour lui et tous ceux qui se languissaient aux portes de la ville, Foulques et les autres entrèrent, mais les cloîtres des tombes étaient aussi fermés ! Les Sarrazins, connaissant son caractère ombrageux se moquèrent de lui, disant qu’il ne' verrait jamais la tombe à moins qu'il n’urine dessus et sur la Sainte Croix. Prudent, Foulques qui ne voulait pas le faire, dit oui, cependant. On trouva une vessie de bélier, qu’on nettoya et lava et qu’on remplit d’un excellent vin, avant de la fixer entre les cuisses du Comte. Pieds nus, il s’approcha du Saint Sépulcre, et laissa le vin couler dessus. Il entra alors librement dans la tombe avec ses compagnons, et se mit à prier en pleurant à chaudes larmes. Quand la pierre fut devenue molle, il sentit le pouvoir divin, et, en embrassant la tombe il réussit à en arracher un morceau avec les dents et à le cacher à l’insu des infidèles, et à l'emporter. Foulques, très généreux avec les pauvres, reçut en récompense des Syriens qui gardaient le tombeau, un morceau de la croix du seigneur. En revenant à Loches, il a construisit une église à Beaulieu en l'honneur du Saint, et y installa des moines et un père abbé. À Amboise, dans l'église de la Vierge, il plaça un morceau de la Vraie Croix et une paire de liens de cuir avec lesquelles on avait attaché les mains du Christ. Dans cette l'église, du temps de Foulques, on ramena le corps de Saint Florentin, du Poitou pour l’y déposer et Foulques installa des chanoines, ainsi que Supplicius, le trésorier de Saint Martin.

En ce temps-là on se plaignait beaucoup d'Odo de Champagne, et de Gelduin de Saumur ainsi que de Geoffroy le jeune, seigneur de Saint - Aignan, qui multipliaient leurs exactions sur les  terres de Foulques, pendant l'année et demie passée par celui-ci au loin. Gelduin, en fait, avait fortifié la cour de Saint - Pierre de Pontlevoy comme si c'était la sienne. Il n'y avait pas encore de moines en cet endroit. Foulques revint, et construisit la forteresse de Montrichard sur une colline près du Cher, (qui faisait partie des possessions de Gelduin et était le fief de l'archevêque des Tours), après avoir détruit les villes de Reabblus Nobilis et de Nanteuil, entre Montrichard et le Cher, deux villes du fief de Gelduin. Il nomma Roger le Diable, seigneur de Montrésor, gardien de Montrichard.

 Pendant ce temps, Odo rassemblait à Blois une grande armée de chevaliers et d’hommes de troupe pour détruire Montrichard. Quand Foulques apprit cela, il prit ses chevaliers et ses meilleurs soldats, s’allia à Herbert, Comte du Mans, et partit rencontrer Odo. Celui-ci, confiant dans ses troupes nombreuses, traversa la Brenne. Foulques, d’Amboise, atteignit un endroit près de Pontlevoy. Herbert à cheval gagna les rives du Cher et y établit son camp.

Que dire de plus? Odo, comme frappé par la foudre, se tenait là le coeur rempli d’effroi, ne voulant pas croire que  les Angevins oseraient l’attaquer. À ses hommes il dit en substance: « Versez toutes vos forces dans la bataille, et que celui qui veut revoir sa maison, ses chers parents, ses enfants et les biens qu’il a laissés derrière lui, regarde son épée [19] »

La bataille commença. Foulques et ses hommes étaient pressés de toutes parts. Foulques, tomba de cheval, a fut lourdement frappé. Les hommes de Blois auraient remporté la victoire, si un messager n'avait couru prévenir Herbert que Foulques avait été battu et capturé. Alors que la rumeur se répandait dans toute l’armée, le Comte Herbert, un valeureux guerrier s’il en fut, fonça vers le champ de bataille avec ses compagnons. Contre toute attente, certains de ses amis appelés en renfort, étaient arrivés et donnaient du fil à retordre à l’aile gauche de l’armée ennemie. Longtemps les Angevins tinrent tête sous les coups – il plut à Dieu de leur en donner la force – et lis déroutèrent leurs ennemis.

Les chevaliers d'Odo ne purent pas résister aux coups féroces des hommes du Mans et d'Anjou, et durent fuir, laissant sur les champs de bataille leurs soldats se faire massacrer.

 Quand les Angevins en eurent fini avec ceux-ci, ils poursuivirent les fugitifs aussi loin qu’ils le pouvaient et l’osaient, abattant tous ceux qu’ils prenaient. Ils en tuèrent ou  capturèrent environ six mille, le reste s’échappa, où il le pouvait. Les ennemis tués, ou en fuite, les vainqueurs se mirent à piller leurs châteaux, et, avec le fruit du pillage gagnèrent Amboise, enrichis par le nombre de leurs captifs et par leur rançon.

L’année suivante, quand Odo de Champagne fut attaqué par le Duc de Lotharingie, Foulques, prudemment, bâtit une forteresse à Montboyau pour exercer une pression sur la ville de Tours, dont il convoitait la possession. Mais Odo assiégea la  forteresse, amenant avec lui une grande armée, qu’il avait levée dans différents peuples, avec Gelduin de Saumur qui accourait avec ses hommes. Foulques, dans sa sagesse rassembla autant d'hommes qu’il put dans Valeia et, prenant conseil, car il n'osait ni ne pouvait combattre, (Odo et Gelduin) traversa la Loire chevaucha toute la nuit, trouva Saumur vide de ses défenseurs et y entra à l'aube, prenant toute la ville et la forteresse. Ceux de la forteresse n'avaient eu aucun espoir de secours, nul endroit où aller, seulement l'indignité de se rendre. Ils savaient que les Angevins étaient de valeureux guerriers, et qu’ils iraient jusqu’au bout pour obtenir ce qu'ils étaient venus chercher. Ils savaient aussi qu'ils seraient sans merci. C’est pourquoi ils se livrèrent au vainqueur, sous la loi de la reddition. Ils dirent à Foulques: « Vous devez nous laisser quitter la forteresse sans mal, nous protéger de ces bouchers, nous laisser vous servir et nous laisser la vie. » Le comte les laissa parler, leur donna la liberté, et fit une grande fête en leur honneur.

Quand on sut ce qu'il avait fait, et qu'il avait pris avec lui les hommes libérés, ceci incita les autres à se rendre. Quand la forteresse fut prise et ses défenseurs renvoyés, il la laissa à la garde d’hommes vigilants.[20]

Foulques, qui avait gagné Saumur comme il le désirait, se remit en route, revint vers Chinon, traversa la Vienne entre Noaster et L'Ile Bouchard sur un pont de bateaux, et assiégea Montbazon. Odo se retira du siège de Montboyau et se lança à la poursuite de l'armée de Foulques. Celui-ci, avec habileté, se retira de Montbazon, revint vers Loches et établit son camp dans un champ.

Chacun se reposa, alors, après avoir renvoyé ses hommes chez eux.

Mais quand Odo arriva à Blois, ses messagers vinrent le prévenir que les Germains, avec le duc de Lotharingie, avaient assiégé Bar-sur-Aube. Revenant en hâte vers ses terres, Odo poursuivit les Germains, déjà repartis vers la Lotharingie. Il engagea le combat et, bien que gravement blessé, en sortit vainqueur, mais mourut sur le champ de bataille peu de temps après, laissant son fils Thibaut lui succéder [1037].

Pendant ce temps, Foulques prenait Montbazon, et le donnait en garde à Guillaume de Mirebeau. Arnaud de Breteuil et d'autres traîtres vendirent leur seigneur Geoffroy, prince de Saint-Aignan, à Foulques. Plus tard, en l’absence de Foulques, celui-ci fut étranglé dans la prison de Loches par ceux qui l’avaient trahi.

Le comte maria son sénéchal Lisois à la nièce de Supplicius le trésorier (à qui il avait donné la forteresse d'Amboise et les terres attenantes) et lui a donna aussi Virnullium et Maureacum et le vicariat de Champagne. Alors il légua ses propres terres à son fils Geoffroy Martel, terres qui étaient en paix jusqu'à la mort de Foulques, qui survint peu après [1040 environ].

 

Traduit de l’anglais par Arlette Angelini et Patrick Jouet entre début février et début mai 2007.

 



[1] Beaucoup de ce discours d'introduction est tiré de l'écriture de l'historien romain Salluste, et en particulier de ses travaux sur Catilina et Jugurtha (1er siècle Avant Jésus Christ). Les mots de Salluste sont indiqués par des italiques ici ; notre auteur les a souvent réorganisés à sa façon d'une manière qui renverse complètement la signification de Salluste.

[2] Le « il » ici n’est pas identifié.

[3] Une référence à De Senectute XV de Cicéron.

 

[4] Ce passage en italique est tiré de De Senectute III, 9.

[5] Le grand père de ce garçon était Louis le Pieux, fils de Charlemagne.

[6] C’est à dire un Comte qui est aussi un Abbé, c’est à dire qui a le contrôle d’un monastère.

 

[7] Ici l’auteur fait une confusion entre  Charles the Simple et le roi Louis IV ; les évènements décrits ont eu lieu en 945.

[8] Les mots en italique sont une citation de De Senectute III, 9.

[9] C’est une tradition normande, mais il n’y a pas de réelle preuve que les choses se soient passées ainsi car la Bretagne était hors du contrôle du Roi de France au début du Xè siècle

[10] L’histoire qui va suivre est sans doute tirée d’anciens poèmes épiques, maintenant oubliés, dont Geoffroy Grisegonnelle est le héros. Cette histoire est similaire dans le ton et le style aux chansons de geste du XIIè siècle comme la Chanson de Roland.

[11] Une étoffe de laine grossière

[12] Ici comme ailleurs, l’auteur se réfère aux textes et termes classiques pour la description de ces batailles.

 

[13] Ciceron, De l’Amitié 20.72.

[14] La  généalogie de cette femme  est probablement forgée de toutes pièces afin de justifier les prétentions des Angevins sur la Saintonge.

[15]Seneque, De moribus 114 & 133.

 

[16] Boethius, Consolation de la  Philosophie 2/6:21-22.

 

[17] Une curieuse phrase qui laisse penser que l’auteur appelle une variété de seigneurs "Comtes."

[18] Les mots en italique sont de Lucain, Pharsalia IV.13-16.

[19] Le texte en italique est tiré de Lucain Pharsalia 339, 344-349.

[20] Saumur fut prise en 1026